Inéluctable*.
Le 2 avril dernier, la voix d’une centaine d’associations nationales et internationales s’élevait via une déclaration conjointe pour dénoncer les tentations d’une surveillance numérique accrue de la part des Etats. La préparation des esprits, elle, était déjà en marche depuis plusieurs semaines à grand renfort d’exemples “positifs” à dominante asiatique.
Nous pourrions présenter le débat, ou plutôt le dilemme, qui nous intéresse de la manière suivante : si le meilleur moyen de lutter contre l’épidémie est de réduire les libertés individuelles (confinement et plus si affinités) comment faire pour trouver le point d’équilibre entre la lutte contre le virus et la préservation de nos libertés ?
C’est qu’en temps de crise, lorsqu’un ennemi est identifié et qu’il faut le combattre à tout prix, l’arbitrage entre sécurité et liberté a la fâcheuse tendance à toujours pencher du même côté. Le consentement de la population y est nettement plus facile à obtenir pour les gouvernants. Et en France on sait de quoi on parle ! Nous quittons l’ère terroriste (ou parenthèse, allez savoir…) et sa surenchère répressive désormais permanente avec inscription dans le droit commun en prime et entrons dans l’ère pandémique. Qu’il doit être tentant pour le gouvernement de continuer à transformer des pratiques exceptionnelles en pratiques ordinaires. Une fois les dispositions prises, les lois votées, les espoirs de retour en arrière sont bien trop souvent optionnels, illusoires, vains.
Saison oblige, on voit déjà fleurir tout un tas de bestioles dans nos rues nantaises et sur tout le territoire français. Les semis de caméra de Mme la Maire ont fait éclore des drones et un hélicoptère infrarouge (un avion à Marseille !)**. Un James Bond dans lequel tu incarnes le méchant et qu’il faut traquer en quelque sorte. Mais ça, ce n’est que la partie immergée de l’iceberg et comme dans toute histoire de naufrage digne de ce nom, il reste l’autre bout du glaçon…
Le tracking ou backtracking, sémantique techno anglophile pour dire pistage, moins glamour et nettement plus effrayant, va donc nous être servi sur un plateau d’argent. Et attention, pas question d’être contre nous prévient sur France Culture Mounir Majhoubi, ancien secrétaire d’État chargé du Numérique, puisque “nous sommes tous contre le pistage”, ou quand la rhétorique devient perverse. Puisque le gouvernement a tout raté ou presque depuis le début de cette crise, “all-in” sur la Tech et l’application pré-baptisée “Stop Covid”. Le nom même de l’application laisse d’ailleurs sous entendre que c’est bien la technologie qui nous sauvera puisque de toutes façons nous n’avons ni masque, ni test (les caméras, elles, nous sauvent de la délinquance vous savez bien…).
Pour comprendre quelque chose sur le fonctionnement de l’application, deux possibilités :
- plutôt technique : https://twitter.com/GrablyR/status/1251790006089388032 ou https://twitter.com/randhindi/status/1248247069854142464?s=20
- plutôt BD : https://logiciel-libre.ch/_media/articles/proteger_des_vies_et_la_liberte/proteger_des_vies_et_la_liberte.pdf
Pour que l’application soit utile il faut maximiser le nombre d’utilisateur⋅trice⋅s et/ou la rendre obligatoire (quid de la question du consentement ?).
A Singapour, Etat policier assumé, seul 15% de la population a installé l’application, résultat le confinement y a été instauré. En France, les plus optimistes tablent sur l’installation de 30% de la population (sachant que seuls 70% de la population est équipé de smartphone). C’est trop peu.
Si malgré ce petit nombre d’utilisateurs l’Etat voulait que l’expérience soit efficace, celui-ci devrait impérativement notifier les personnes ayant croisé un⋅e porteur⋅euse du Covid 19, leur appliquer un confinement strict, et les tester (quid de la disponibilité des tests, du respect du secret médical et donc de l’anonymat, tout ça en prenant le pari d’une application qui ne fait pas d’erreurs c’est-à-dire sans faux-positifs ou négatifs et où le bluetooth est infaillible).
Techniquement cela semble donc compliqué, très compliqué même, autant pour la faire fonctionner que si l’on veut absolument respecter l’anonymat des personnes. Emmanuel Macron a annoncé lundi 13 avril qu’il optait pour la voie (sage) du débat parlementaire pour statuer sur l’arrivée de cette application. Mais attention, on se contentera du débat…il n’y aura pas de vote ! Pourtant, il fait face à une levée de bouclier de toute part et y compris dans son propre camp, certain⋅e⋅s député⋅e⋅s LREM parlant même de ligne rouge et disposé⋅e⋅s à remettre en cause leur appartenance à la majorité. Mais quelle qualité de débat pourrons-nous avoir vu les conditions sanitaires ? Quelle confiance pouvons-nous accorder au gouvernement si les premières tendances dessinent un rejet et fissure encore un peu plus la majorité ? Bref, à quoi sert ce débat si la décision est d’ores et déjà prise?
Dans quelle démocratie vivons-nous ?
Il ne s’agit pas dans ce billet de choisir pour vous, chacun prendra la décision de son installation en son âme et conscience et en temps voulu. Mais il faudra bien que chacun⋅e mesure ce choix et puisse avoir un certain référentiel et des critères d’évaluation pour juger sereinement :
- Le code source de l’application sera-t-il ouvert ? C’est-à-dire, tout le monde pourra-t-il savoir exactement ce que fait cette application (ou se le faire expliquer par des spécialistes) ?
- Quelle est la durée d’utilisation de cette application ? Quand et pour quelles raisons prend-t-elle fin ?
- Comment seront traitées nos données personnelles ? Des individus, des entreprises, l’Etat, peuvent-ils me tracer ou remonter d’une manière ou d’une autre jusqu’à moi ? Que pourront-ils apprendre sur moi ? Sur mes fréquentations ?
- Existera-t-il une discrimination entre les personnes ayant téléchargé l’application et celles ne l’ayant pas fait ? Pour accéder à un lieu ? Pour obtenir un service ?
- Quel organe de contrôle (contre-pouvoir) et avec quels moyens ? Quels recours seront possibles s’il devait y avoir fraudes ou abus ?
Si les réponses devaient être floues ou insatisfaisantes alors il faudrait se résoudre à combattre le virus comme nous le faisons déjà, par les gestes barrières, les masques et le dépistage massif en oubliant les chimères techno-salvatrice de cette application.
L’urgence n’est pas bonne conseillère. C’est ce que nous apprennent les exemples asiatiques et que nous ne voulons pas voir : ces pays étaient préparés car avaient déjà fait face quelques années plus tôt à une crise sanitaire et épidémique similaire. Ils ont eu le temps et pris le temps de débattre de la place du numérique dans leur plan de bataille face aux épidémies. Ils ont eu le temps et pris le temps d’expliquer à leurs citoyens comment fonctionne, par exemple, les applications de tracking. Tout n’est pas rose néanmoins…il y a eu des résistances (loin des clichés de la docilité des citoyens coréens, hongkongais ou taïwanais), les libertés y sont amputées grandement (pas sûr qu’on puisse tolérer la même chose en Europe), et on voit apparaître des phénomènes de stigmatisation voir de culpabilité et de honte. Interrogeons-nous aussi sur ces conséquences qui ne sont pas des fantasmes.
Cette application permet à l’Etat d’être dans une posture du “faire” tout de suite et maintenant. Il met en lumière notre impréparation et ce qu’est devenu l’économie française : une économie capable de fabriquer un bien immatériel, ici une application, en 20 jours mais désindustrialisée au point d’être dans l’incapacité de fournir des masques et tests car trop dépendante de fournisseurs étrangers.
N’oublions pas un point capital : sans une disponibilité de tests massive, cette application ne servira à rien, rien dans son objectif affiché de lutte contre le virus…Mais peut-être serait-elle un pas supplémentaire dans la préparation des esprits et l’acceptation de notre surveillance. Dès les premiers jours du confinement, L’Etat, via la société Orange, était capable de déterminer le pourcentage de parisiens ayant quitté Paris pour la province. Qui s’en était ému ?
Cette période de confinement a mis en avant plus que jamais la place qu’occupe le numérique dans nos vies. La gravité de la situation nous impose de penser le vivre ensemble face à une menace invisible et représentée potentiellement par tous les gens que nous croisons. Chacun va donc être placé devant un arbitrage complexe avec l’envie de se protéger par tous les outils mis à notre disposition. Pensons donc à aujourd’hui. Mais pensons aussi à demain. Et Christiane Taubira, ancienne Garde des Sceaux, de nous avertir, “les démocraties ne savent pas rétablir les libertés qu’elles grignotent”. Il en pense quoi M. Macron à votre avis ?
Thomas Aime
Edit 1 (évolution depuis l’écriture de l’article) : changement à 180 degrés sur l’architecture de l’application laissant supposer un réel risque pour la préservation de nos données et notre souveraineté numérique.
Edit 2 : en Italie, l’application “Immuni” est l’archétype de ce qu’il ne faudra pas faire (accepter) en discriminant ceux qui auront l’application et ceux ne l’ayant pas, notamment sur le droit de circulation ! En plus de l’application, des bracelets seront distribués aux personnes âgées ou celles ne possédant pas de smartphone.
Edit 3 : il y aura finalement un vote à l’Assemblée Nationale, le bruit du scandale devenait trop fort après une semaine de débat mediatico-politique. Rendez-vous est pris le 28 avril à 17h.
* Arrêtons-nous sur ce mot quelques secondes. Cet adjectif ouvrait mon billet le 1er avril alors que j’en esquissais les premières lignes. Il qualifie “quelque chose qui est inévitable, fatal et qu’aucune force ne saurait détourner”, quelques chose “contre quoi on ne peut pas lutter”. Ce billet n’ayant pas vocation d’alerte, j’allais prendre mon temps et attendre que le schème communicationnel désormais classique fasse son oeuvre. Des rumeurs circulèrent tout d’abord. Une. Puis deux. Puis trois. Vint le temps des associations, des intellectuels et des experts. Le sujet commença à glisser petit à petit vers le grand public et la sphère politico-médiatique, on teste l’opinion. Chaque camp fourbit ses armes. Le gouvernement, qui n’est plus à une volte face près, aussi. Et finalement, ô surprise, une nouvelle loi – amendement – décret – disposition – application (rayer la mention inutile) sera adopté. Inéluctable.
** Les commandes policières : https://www.liberation.fr/checknews/2020/04/15/pourquoi-le-ministere-de-l-interieur-vient-il-de-commander-des-drones_1785166
Des liens éclairants :
- tribune de Paula Forteza, députée LREM : https://medium.com/@paula_forteza/stopcovid-une-efficacit%C3%A9-incertaine-pour-des-risques-r%C3%A9els-7e12b3747cfc
- dossier de la CNIL : https://linc.cnil.fr/fr/dossier-covid-19
- la tribune des associations du 2 avril : https://www.amnesty.org/download/Documents/POL3020812020FRENCH.pdf
- article d’Olivier Tesquet, un des spécialistes français de la protection des données : https://www.telerama.fr/medias/ce-que-dit-le-coronavirus-de-notre-soumission-a-la-surveillance,n6610539.php?fbclid=IwAR0KmLAaI915lAoaAxhfveqvKVgfA2ueykgmNTs0-QuVKRVa_OW7B6IzABQ
- extraits d’une longue interview d’Antonio Cassili, professeur de sociologie à Télécom Paris et chercheur au CRNS : http://www.casilli.fr/2020/03/28/pour-sortir-de-cette-crise-pandemique-il-faut-abattre-la-surveillance-de-masse-grand-entretien-aoc-28-mars-2020/
- recommendations du Chaos Computer Club, une des organisations de hackers les plus influentes en Europe : https://www.ccc.de/en/updates/2020/contact-tracing-requirements
- les risques et que les risques en 15 scenarii : https://risques-tracage.fr
- un article “à charge” sur Next Inpact : https://www.nextinpact.com/news/108886-covid-19-pourquoi-contact-tracking-ne-fonctionnera-probablement-pas.htm#/page/3
- l’avis de la Quadrature du Net : https://www.laquadrature.net/2020/04/14/nos-arguments-pour-rejeter-stopcovid/
- l’interview d’Alexandre Archambault, avocat : https://lesjours.fr/obsessions/coronavirus-quarantaine/ep39-interview-archambault/
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