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Le 3 juillet 2018, Aboubakar Fofana est tué d’une balle dans la carotide par un CRS. Malgré la réaction immédiate de la préfecture qui a tenté de criminaliser le jeune homme comme pour justifier l’acte, la mort d’Aboubakar Fofana est une énième violence qui vient s’ajouter à la longue liste des violences policières envers des personnes noires ou racisées. 

Le meurtre de Georges Floyd le 25 mai dernier à Minneapolis, de l’autre côté de l’Atlantique, a fait l’effet d’un miroir tendu à la France et nous a remémoré nos morts. Adama Traoré le 19 juillet 2016, Lamine Dieng le 17 juin 2007, Zyed Benna et Bounna Traoré en 2005, mais déjà  le 17 octobre 1961, le massacre de dizaines d’Algériens noyés dans la Seine, etc.

On ne saurait résumer ces événements à la question de savoir s’il y a de bons ou de mauvais policiers, ni même à la seule question de la police. Les violences policières ciblant les personnes racisées doivent nous pousser à affronter les problèmes structurels qu’elles révèlent, non pas seulement par rapport à la police, mais aussi au racisme. Aujourd’hui en France, lorsque l’on est noir ou racisé, il est plus difficile de trouver un travail que pour une personne blanche, en particulier certains travails. Les emplois les plus précaires et les plus dénigrés sont principalement occupés par des personnes issues de l’immigration. Les explications des chiffres choquants du taux de mortalité du covid-19 en Seine-Saint-Denis ont d’ailleurs rappelé cette dure réalité. Aujourd’hui en France, lorsque l’on est noir ou racisé, l’accès au logement peut être un combat, que ce soit un logement social ou pas, pour être locataire ou pour devenir propriétaire. A l’école, au travail, dans l’accès aux droits, à la santé… la réalité vécue au quotidien par les personnes racisées détonne de l’idéal républicain d’égalité et de fraternité

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Les problèmes sont donc structurels, systémiques et doivent être traités à plusieurs niveaux, y compris au niveau mémoriel. La première étape est certainement d’assumer les violences policières et les autres problèmes structurels comme manifestations de notre héritage collectif, celui de la colonisation et de l’esclavage. Cet héritage, il nous faut l’assumer collectivement en tant qu’habitantes et habitants de ce pays pour réparer les blessures du passé et envisager l’avenir plus sereinement dans la paix et la justice.

A celles et ceux qui prétendent qu’on ne peut pas faire de parallèle entre le meurtre de Georges Floyd aux Etats-Unis et les violences policières françaises, rappelons-leur que si la France n’a pas été un pays constitutionnellement ségrégationniste, elle a bien été à la tête d’un empire colonial planétaire et qu’elle a pris part dans le commerce triangulaire et donc la traite de noirs. Comme le dit une des membres du collectif Black Lives Matter Nantes : “nous vivons à Nantes, qui fut le premier port négrier français et qui a vu partir des centaines de navires transportant des personnes réduites en esclavages d’Afrique jusqu’aux Etats-Unis”. En effet, on pourrait poser la question de façon un peu provocante : qui nous dit que Georges Floyd n’est pas un descendant d’un esclave transporté par un navire nantais ? 

Suite à la mort de Georges Floyd et les mouvements Black Lives Matter qui ont émergé partout dans le monde, les débats autour de la mémoire ont ressurgi. Néanmoins, à Nantes, malgré la relance de la campagne municipale, malgré le statut particulier de la ville dans l’histoire de l’esclavage, malgré l’intervention de l’ancien maire de Nantes et premier ministre français, Jean-Marc Ayrault sur le sujet et malgré le positionnement de Nantes en commun lors de la campagne du premier tour (ici et ), le débat sur les politiques mémorielles a été inexistant. C’est une occasion manquée. Espérons qu’elle n’augure pas l’inaction de la nouvelle majorité les six prochaines années. 

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Car si Nantes a fait un gros travail de mémoire, on ne peut pas se contenter de dire qu’il n’y a plus rien à faire. Nous devons saluer la salle consacrée à cette phase de l’histoire dans le musée de la ville de Nantes et l’organisation de l’exposition des Anneaux de la mémoire entre 1992 et 1994. Et il faut rappeler que le mémorial de l’abolition de l’esclavage créé par la ville de Nantes est inédit. Néanmoins, le mémorial rien que par son nom occulte un fait majeur : il n’y pas eu une, mais bien deux abolitions de l’esclavage en France – la première datant du 29 août 1793. De la même façon, si on a donné le nom de Victor Schoelcher à la passerelle qui relie le mémorial au palais de justice, Toussaint Louverture, qui a joué un rôle majeur dans la révolution haïtienne et l’abolition de l’esclavage, n’a eu le droit qu’à un petit square caché sous le pont de Cheviré. 

Quelle place accorde-t-on aux personnes résistantes contre l’esclavage ou la colonisation dans notre ville ? Si les noms de rue des armateurs nantais ou des militaires ayant participé à la colonisation sont nombreux à Nantes, peut-on en dire autant des modèles de résistance qui pourtant feraient la fierté de celles et ceux qui ont l’impression que l’histoire de leurs parents n’est que subie ? Pour être fier.e.s de nous-mêmes, nous devons être fier.e.s de notre histoire collective, celle de nos pères et de nos mères. 

Alors comment faire pour que la politique mémorielle ne soit pas une violence symbolique de plus, mais au contraire, faire en sorte que les habitantes et habitants de cette ville puissent s’approprier leur histoire, la comprendre et comprendre les manifestations actuelles de cet héritage afin de les réparer ? 

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D’abord, faisons en sorte que la politique mémorielle soit faite par et pour les habitants de cette ville, et pas seulement pour eux – car ce qui se faire pour nous, mais sans nous, se fait aussi contre nous. 

Une politique mémorielle faite par les habitantes et habitants qui se sentent concernés est également un pas vers une réappropriation de la ville par celles et ceux qui y vivent. Parce que derrière cette question gît un autre enjeu : faire en sorte que tous les habitants et habitantes de cette ville se sentent légitimes à habiter leur ville, à prendre leur place, à occuper l’espace public, en centre-ville comme ailleurs. 

Parce que le monde d’après ne peut être qu’antiraciste et la ville d’après, inclusive, à l’image de ses habitantes et habitants. Aujourd’hui, nous rendons hommage à Aboubakar Fofana et toutes les personnes racisées victimes de violence.